Havasu aujourd'hui

Dans son livre désert solitaire, Edward Abbey prévient ses lecteurs :

"L'été prochain, ne sautez pas dans votre voiture pour filer vers le pays des canyons dans l'espoir de voir par vous-mêmes certaines des choses que j'ai évoquées dans ces pages.

Tout d'abord, vous ne verrez rien du tout en voiture ; vous devrez sortir de votre foutu engin et marcher ou, encore mieux, ramper à quatre pattes sur le grès, à travers les buissons d'épineux, entre les cactus. Lorsque vous commencerez à laisser des traces de sang derrière vous, vous verrez quelque chose. Peut-être. Ou peut-être pas.

Ensuite, la plupart des choses dont je parle ici ont déjà disparu ou sont en train de disparaître rapidement. Ce livre n'est pas un guide de voyage ; c'est une élégie. Un tombeau. Ce que vous tenez entre vos mains est une stèle. Une foutue dalle de roc. Ne vous la faites pas tomber sur les pieds ; lancez-la contre quelque chose de grand, fait de verre et d'acier. Qu'avez-vous à perdre ? "

Abbey écrivait ça en 1968 ! Imaginez ce que ce peut être aujourd'hui, en 2014. Ou bien non, n'imaginez pas, allez voir sur youtube et tapez Havasupaï, juste pour voir. Vous y verrez un lieu magnifique, splendide, à tomber par terre, où l'on dépose et l'on reprend les touristes en hélicoptère (non mais sans blague !), et où, certains week-end, plus de mille (oui, vous avez bien lu, 1000) personnes se pressent pour profiter des lieux. Et dans les évaluations laissées par les visiteurs sur les sites dédiés, on peut y lire : "Splendide, mais nous avons fait la file pour descendre jusqu'aux cascades, la file pour l'eau, la file pour les sanitaires, etc." Et au prix demandé pour séjourner dans la "reservation", n'espérez pas y rester cinq semaines comme Abbey ! Sauf si vous avez une vocation de gardien de musée...

Alors, lisons en effet Désert Solitaire comme une élégie, un requiem. Et cherchons, pour notre part, nos propres déserts solitaires. Ces lieux où personne ne va parce qu'il n'y a rien à y voir, sans doute juste à côté des "spots" partout renseignés, mais juste un peu trop loin pour la paresse native du touriste lambda. Voire, allons dans ces lieux interdits, protégés, non comme des humains étrangers à la nature qui ne peuvent que la perturber et la déranger, mais comme les mamifères que nous nous rappelons parfois être. Goûtons à cette nature dans la discrétion et le silence. A ce qu'elle donne de bonheur et de paix à notre vie. Et puis, surtout, comme un cueilleur de champignon ou un pêcheur à la mouche, racontons nos histoires en laissant soigneusement les lieux dont nous parlons dans le vague et l'indéterminé. Que seraient nos jardins secrets, en effet,  s'ils n'étaient pas secrets ?  Il y a encore assez de place dans le monde pour que ceux qui le veulent puissent y trouver leur bonheur !