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17 avril 2008 4 17 /04 /avril /2008 21:25

    Il y a quelques années, les habitants du West End de San Miguel ont inventé un nouveau sport : massacrer les chiens de prairies. Ils partaient en cohorte de voitures vers la colonie de chiens de prairie, à la tombée du jour, armés de leurs "fusils à vermine" équipés de gigantesques télescopes. Ensuite, ils se couchaient dans l'herbe et attendaient.
    Ils n'avaient jamais à attendre longtemps.
    Chaque fois qu'un chien de prairie émergeait de son trou, l'un d'eux tirait dessus. BANG ! Le minuscule cadavre, traversé de part en part et déchiqueté par la grosse balle, décrivait une pirouette dans les airs au milieu d'un petit nuage de poussière. Il atterrissait comme une chiffe molle gorgée de sang, retombait à terre avec un bruit mat, et on avait peine à croire qu'une fraction de seconde auparavant, c'était encore une créature frémissante de vie.
    BANG ! BANG ! BANG ! Les petits corps s'empilent. Le champ poussièreux tremble et ondule dans la chaleur de feu. Tandis que le soleil se couche, ils ramassent les cartouches pour les remplir à nouveau de retour à la maison et s'en resservir. Ils s'entassent ensuite dans leur jeeps, braillant et chantant comme des soudards. Ils laissent derrière eux, à pourrir là, trois cent dix-sept cadavres de chiens de prairie.
    Les colonies de chiens de prairie sont une des merveilles de la nature en Amérique du Nord. Les premiers explorateurs de l'Ouest décrivent avec stuppeur ces habitats qui s'étendent sur des miles et des miles dans l'herbe rase des plaines, à perte de vue. (...)
    Après plusieurs années de "chasse", si on peut appeler ainsi ce jeu de massacre, la colonie de la partie occidentale du comté s'est mise à montrer d'immanquables signes de détérioration. La plupart des terriers étaient abandonnés, vides de tout occupant. Il fallait parfois attendre une demi-heure, voire une heure entière, pour réussir à en dégommer un ou deux. Vraiment, ça n'était plus aussi marrant ; en fait, ça avait même quelque chose de déprimant. Des membres du groupe original de chasseurs se sont mis à déserter les rangs ; deux semaines, trois semaines, un mois entier se passa sans que personne ne vienne "faire sauter en l'air quelques chiens".
    - C'est peut-être mieux comme ça, dit un soir au bar le Gros Pat. Ça donnera à ces petites saletés l'occasion de se repeupler. A la vitesse où ils se reproduisent, y en aura bien deux fois plus qu'avant d'ici deux ans.
    Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. Une ligne invisible avait été franchie, impossible de dire exactement quand, entre la survie et l'extinction, la mort et la vie. Les rangs des chiens de prairie ont continué à se dépeupler. Moins d'un an après la prophétie optimiste du Gros Pat, il n'y en avait plus. Ils avaient disparu pour toujours, c'est-à-dire pour très très longtemps. Là où se trouvait autrefois une ruche souterraine bourdonnante de vie, avec des milliers de petits yeux vifs et de corps agiles au poil lustré, il n'y avait aujourd'hui plus rien. Rien qu'un champ vide, un désert de broussailles et de chaparral, avec çà et là, une canette de bière abandonnée.
Rob Schultheis, L'or des fous, Gallmeister, 2008, pp. 100-102.

L'extraordinaire vitalité qui se manifeste dans la nature pourrait nous faire croire que rien de définitif ne peut l'atteindre et que l'on pourra toujours faire marche arrière, la nature réparant, avec le temps et parfois l'aide de l'homme, les dommages et les cicatrices causés par les activités humaines. Rien n'est moins sûr. Car l'homme dispose d'un pouvoir technique d'influence, et donc potentiellement de nuisance, incommensurable par rapport à toutes les espèces qui sont apparues jusqu'à présent sur terre. Pour l'homme aussi, pour la terre aussi, n'y a-t-il pas une ligne invisible de partage entre la vie et la mort qui ne se révèle que lorsqu'elle est dépassée, que lorsqu'il est trop tard ?
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