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20 avril 2008 7 20 /04 /avril /2008 12:16

D'un de mes livres de mer préféré, parce qu'il allie légèreté et profondeur, une série d'extraits du chapitre Atlantique :
    Le 18 octobre, jour de mon ... ième anniversaire, je le passai hors de vue de la terre, sur la mer bleue, sous ciel d'Alizé, barre attachée, en costume de bain et avec des gens que j'aime bien. Dans un bel Omoo en train de faire le tour du monde. Je n'envisage au monde rien de meilleur.
    J'eus une grande boite de cigarette anglaises et un petit poignard de Tolède. Pas féminin ? Qu'est-ce que la féminité ? C'est tendresse, rire, aide et désir de plaire. Cela n'a rien à voir avec les accessoires. (...)

    Dès le 19 octobre, plus personne ne tenait la barre, les coeurs brouillés se rétablissaient dans leur couchette et la vie se mettait au beau fixe. Nous apprenions la vraie vie de pleine mer, quand ce qui est derrière soi paraît aussi lointain que ce qui est devant et que tous les jours se ressemblent. (...)

    Le reste du temps, nous le passions sans vergogne dans nos couchettes. Il n'y avait absolument rien à faire, sauf veiller à l'usure du gréément courant et faire le point. La nuit, l'air ne s'emplissait que de nos respirations régulières et de celle d'Omoo qui faisait "broum broum" avec son étrave dans la lame. Il y a toujours mille bruits à bord d'un bateau, cordages qui battent contre les espars, vaisselle qui tinte, l'eau qui coule le long de la coque, l'objet qui se déplace au fond d'on ne sait quelle armoire, avec un toc-toc d'une malfaisante régularité et qu'aucune recherche ne peut localiser. Les silences de la mer sont toujours peuplés. Cela ne les trouble pas mais les rehausse et c'est quand un de ces bruits cesse qu'on dresse l'oreille et qu'on sait que quelque chose ne va pas. (...)

    Peu à peu, la question de la nourriture prenait une prépondérance inconnue à terre. La vie en mer vous jette des plus hautes cimes de la contemplation aux plus basses considérations quotidiennes. Et c'est très bien ainsi. Fred était l'heureux possesseur d'une bouteille de Cinzano et nous nous mîmes à chercher une occasion à célébrer. Nous la trouvâmes, bien sûr : nous passions le Tropique du Cancer. Fred était né sous ce signe. Ergo : il fallait déboucher. Quod demonstrandum erat. Jamais nous n'avons laissé échapper le cas de fêter quelque chose. (...)

    Au bout d'une semaine, le pain commença à moisir. J'en fis des toasts. Quand il fut vert, j'en fis du pudding. Après quoi, nous essayâmes de le remplacer par des céréales variées dont aucune ne le valait. Jai juré depuis de ne plus entreprendre un tour du monde sans un petit four à poser sur le Primus. Nous avions le four de la cuisinière à charbon, mais il faisait bien trop chaud pour que l'idée de l'allumer nous sourit. La cuisinière et son four servaient de garde-manger et nous mangions des biscottes, des crèpes, des scones, du porridge ou quelques-unes des soixante et onze spécialités que les Américains ont inventées pour ôter l'appétit aux petits enfants. J'essayai de faire des petits pains dans la casserole à pression, à la vapeur. Fred les baptisa plomb de sonde et je n'insistai pas. Tallow (le chien), brave petit coeur, en raffolait. Le pain est sans doute la seule chose qui nous ait vraiment manqué en mer. (...)

    De temps à autre, on voyait voler des hirondelles de mer, petites âmes de l'espace. A part cela, rien. Nous souhaitions pourtant voir des choses extraordinaires. Feuilletant les récits de traversée antérieurs, nous en trouvions pour tous les goûts : les uns avaient vu d'entières flotilles de baleines, d'autres un fil blanc de Moby Dick, d'autres encore des trombes d'eau, des requins suiveurs au regard concupiscent, des oiseaux familiers qui logeaient sur les vergues. Leurs voiles se déchiraient, leurs espars cassaient, leurs provisons fondaient. Rien de tout cela à bord d'Omoo. Consternés, nous soupirions après un phénomène marin, le plus petit aurait fait l'affaire. Jusqu'ici, pas la plus menue armée de cachalots, pas la plus naine des raies géantes. Allcard allumait son Primus et préparait sa poêle à frire avant même de boëtter sa ligne, mais chez nous, le poisson refusait de mordre. A ce compte-là, nous étions en passe de faire le voyage autour du monde le plus original, celui-où-il-ne-se-passait-jamais-rien. (...)

    La vie que nous menions ne nous semblait ni ennuyeuse ni difficile. Nous avions beaucoup de temps pour penser. Chacun pour lui-même toisait ses espoirs à la réalité, comparait sa vie passée à la présente. Les inconforts très nets, les changements, les soucis que notre vie actuelle apportait disparaissaient devant ses énormes avantages qui portaient tous des noms à majuscule : Liberté. Santé. Simplicité. Nous sortions du troupeau. Cela n'impliquait pas un vain orgueil. Ennemis de certaines formes de la civilisation, nous ne manquons pas d'apprécier ce qu'elle nous offre d'utile. (...)

    Le fait de naviguer par lui-même est déjà très absorbant. Il n'y avait pas le plus petit espace libre par où pût se glisser l'ennui. L'absence des mille choses qui à terre vous éparpillent l'esprit nous laissait la possibilité de rêver, de réfléchir ou de nous concentrer. Cela paraît pédant, tout ce que je dis là, mais puisque j'ai promis de ne dire que la vérité... Nous ne respirions pas toujours l'air raréfié des cimes, beaucoup s'en faut. Il reste pourtant vrai que la mer fait ou défait son homme. Comme les vernis d'Omoo, elle efface notre pellicule sociale. Réduits à l'essentiel, nous pouvions nous voir tels qu'en nous-mêmes, les artifices et la hâte perpétuelle de la terre nous avaient laissés. Notre optique se transformait. Jamais plus elle ne retrouvera sa première forme. (...)

    Le lendemain matin, la Barbade était en vue. J'étais justement de quart, par un coup de chance. A moi la prime ! Ma victoire provoqua des grincements de dents et des motions de protestation que je rejetai. C'était mon quart, c'est entendu, mais rien n'avait empêché les autres de se lever au point du jour pour scruter l'horizon en ma compagnie. La terre était basse et difficile à discerner, mais c'était bien elle. Nous eûmes un superbe lever de soleil avec nuages doublés cuivre, puis un grain violent suivi du plus bel arc-en-ciel double que j'aie jamais vu. Il enjambait le premier navire depuis l'Ashanti Palm, un pétrolier. Des oiseaux de mer tachetés de gris, à l'air féroce, des paille-en-queue gracieux faisaient vivre l'air. Nous étions sûrs de notre navigation, du moins j'étais sûre de celle des hommes, car ce petit bout de terre si facile à manquer vers lequel pointait notre beaupré, c'en était la preuve par neuf. Nous nous en félicitâmes l'un l'autre en brandissant des verres de whisky. (...)

    Le soir, dans note cockpit, je me laisse bercer tout doucement. Quel repos ! Il fait chaud, le ciel est pur et indigo, l'air est doux et l'eau transparente comme du verre à bouteilles. Je me sens toute étourdie, toute flottante, comme si ces vingt-trois jours de traversée avaient provoqué une légère ivresse, pas encore dissipée. Je regarde dans le journal de bord du capitaine. Il se termine par cette remarque : ce fut très facile !
Annie Van De Wiele, Pénélope était du voyage, Flammarion, 1954, pp. 89-100.
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