16 décembre 2008
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Si le voyageur capte parfois le spectacle de la nature et entre dans son intimité, il se fait aussi à ses heures observateur de ses semblables. Quand on ne fait soi-même que passer, et que l'on ne possède pas toutes les clés de la culture traversée, il est bien difficile de saisir, dans toutes ses nuances, l'enjeu de ce qui est vu. Mais il n'en reste pas moins l'impression d'avoir touché quelque chose d'essentiel et d'en avoir été touché. Deuxième extrait de Jan Potocki qui illustre bien cela...
Les hommes graves passent une grande partie de leur journée accroupis autour de la cage du mollah, à observer tout ce qui se passe dans la bourgade ; on les accuse de trop mêler leur prochain dans leurs pieuses conversations.
Les hommes de moeurs plus faciles tuent le temps dans un camp séparé, où les femmes kalmouks vendent du lait de jument et de la viande de cheval. La poésie fait pour l'ordinaire le charme de ces petits comités. Le troubadour tatar s'accompagne d'une guitare à deux cordes. Le chevalet de son instrument touche à son oreille gauche, sa tête est penchée sur son épaule droite, et ses yeux fixés sur la terre, où il semble chercher des pensées ou des réminiscences. La plupart des poésies sont une suite d'allégories exprimées en deux vers, et qui n'ont pas de liaison entre elles ; par exemple :
"J'ai laissé dans mon jardin une fleur que personne n'avait aperçue,
Je voyage et je rencontre sous mes pas un ravin escarpé
Mon épervier et mon cheval ne reconnaissent plus ma voix
Je voulais attraper un phénix
Et je n'ai trouvé que des corneilles dans mon filet."
Nous ne pouvons pas bien sentir le sens profond de ces aphorismes allégoriques, mais il n'en est pas de même d'un auditeur tatar. Lorsque la pensée du poète est allée à son coeur, et qu'elle y a touché une corde sensible, il le fait connaître en levant la tête et en poussant un cri affreux, puis il remet son menton sur ses genoux et rentre dans le silence parce que les autres auditeurs, n'étant pas émus au même distique, n'avaient pas bougé. Souvent le poète chante de véritables romances de chevalerie.
Jan Potocki, Au Caucase et en Chine, Phébus, 1991, pp 80-81.