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29 novembre 2014 6 29 /11 /novembre /2014 14:26

Encore un extrait de "Pèlerinage à Tinker Creek" d'Annie Dillard. Elle développe ses réflexions après la lecture d'un livre recueillant les récits de patients guéris de la cécité après que l'on ait découvert comment opérer de la cataracte. Une fois de plus, il s'agit de nous rendre à nouveau sensible à ce que l'habitude de nos perceptions nous a fait oublier. Et d'en retrouver la beauté et l'émotion...

 


 

De nombreuses personnes qui viennent de recouvrer la vue parlent du monde en termes positifs, et nous apprennent combien notre propre vision est terne. (...) Une petite fille visite un jardin. "Elle est extrêmement étonnée, et l'on a bien du mal a la persuader de répondre; elle s'arrête, muette, devant un arbre, et ne peut le nommer qu'après l'avoir touché avec ses mains, et ce qu'elle dit, c'est "l'arbre avec toutes les lumières dedans". " Certains sont ravis de ce sens qu'ils viennent d'acquérir et s'abandonnent à l'univers visuel. (...)

 

Une jeune femme de vingt-deux ans fut éblouie de découvrir le monde aussi brillant, et elle garda les yeux fermés pendant deux semaines. Lorsqu'au bout de ce temps-là elle les ouvrit de nouveau, elle ne reconnut aucun objet, mais dès lors, plus elle promenait son regard sur tout ce qui l'entourait, plus on lisait sur ses traits cette expression de satisfaction et d'étonnement qui envahissait son visage; elle ne cessait de s'exclamer : "Oh, mon Dieu ! Quelle beauté !" (...)

  Le secret de la vision est donc la perle de grand prix. Si j'étais sûre qu'il saurait m'apprendre à la découvrir et à la garder pour l'éternité, je me traînerais, pieds nus, à travers cent déserts, à la suite de n'importe quel dément. Mais s'il est sûr que chacun peut trouver cette perle, il est vain de partir à sa recherche. Voilà ce que révèle, avant toute autre chose, la littérature des illuminations : bien qu'elle arrive à ceux qui savent l'attendre, même pour l'adepte le plus aguerri, c'est toujours comme un cadeau, comme une totale surprise.

 

Je rentre de promenade, et je viens d'apprendre où niche le pluvier kildir, dans un champ, près de la rivière, et l'heure où fleurit le laurier. Je reviens le lendemain de la même promenade, et c'est à peine si je me souviens de mon nom. Des litanies me bourdonnent aux oreilles ; ma langue claque dans ma bouche Ailinon, alléluia ! Je ne peux être la cause de la lumière ; le mieux que je puisse faire, c'est d'essayer de me trouver sur le trajet de ses rayons. Il est possible, en plein espace, de faire voile au vent solaire. La lumière, qu'elle soit onde ou particule, recèle une force : alors, hisse la grand-voile, et te voilà parti. Le secret du voir, c'est de naviguer au vent solaire. Aiguise et déploie ton esprit jusqu'à devenir toi-même cette voile, tranchante et translucide, plein-travers au moindre souffle.


          Quand son médecin ôta ses bandages et la conduisit au jardin, la jeune-fille qui n'était plus aveugle vit « l'arbre avec toutes les lumières dedans ». C'est cet arbre-là que moi, j'ai cherché pendant des années, l'été, dans les vergers de pêchers, dans les forêts de l'automne, jusqu'au creux de l'hiver et du printemps. Et puis, un jour que je me promenais le long de Tinker Creek, ne pensant à rien du tout, j'ai vu l'arbre avec toutes les lumières dedans. J'ai vu, derrière la maison, dans la cour, le cèdre où les tourterelles tristes se perchent pour la nuit, tout chargé, transfiguré, chaque cellule vibrante de flammes. Je suis restée debout dans l'herbe avec toutes les lumières dedans, l'herbe qui n'était que feu, vision d'une clarté absolue, et cependant vision de rêve. Il s'agissait moins, en réalité, de voir que d'être vue, oui, d'être vue, pour la première fois, toute pantelante, sous le coup d'un puissant regard. Le torrent de feu s'est affaibli, mais aujourd'hui encore, cette force brûle en moi. Progressivement, les lumières s'éteignirent dans le cèdre, les couleurs moururent, les flammes disprurent des cellules. Et moi, je résonnais encore comme au battant d'une cloche.

 

Toute ma vie, jusque là, je n'avais jamais su que je pouvais vibrer ainsi, jusqu'à ce moment-là, où je m'étais sentie soulevée, et où j'avais reçu ce coup. Depuis, il ne m'est arrivé que très rarement de voir l'arbre avec toutes les lumière dedans. Cette vision s'en va et s'en vient, s'en va, le plus souvent, mais moi, c'est pour cette vision-là que je vis, pour cet instant où les montagnes s'ouvriront, où une lumière nouvelle surgira de la faille dans un grondement de fleuve en crue, avant que les montagnes ne se referment dans en grand fracas.

 

Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, Christian Bourgeois, 1990, pp. 56-57 & 62-64.

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