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1 décembre 2014 1 01 /12 /décembre /2014 14:32

Puisque l'hébergeur belge Swing a cessé ses services, je publie à nouveau ici les textes de Nature Writing que j'avais publiés en son temps sur mon premier site personnel, "Littérature, voyage et spiritualité".

 

Voici donc le premier extrait d'une série de trois d'un des livres fondateurs de la littérature contemporaine du Wilderness américain : "Desert solitaire" d'Edward Abbey.

 

Publié d'abord chez Payot, il a été réédité récemment dans une nouvelle traduction chez Gallmeister. Les extraits qui suivent sont pris de l'édition de poche de la "Petite bibliothèque Payot".

 

Dans le texte qui suit, Abbey met en scène la manière dont nos artefacts techniques nous isolent et nous séparent de la nature. Et comment s'en passer, même pour un temps restreint, peut nous remettre dans la contemplation.


J'attends et je guette, je garde le désert, les arches, le sable et le roc nu, les genévriers isolés et les touffes de sauge qui m'entourent dans la quiétude et la simplicité, sous la lumière des étoiles.


Le feu, de nouveau, commence à défaillir. Je le laisse mourir. Je prends ma canne et m'en vais faire une promenade ; sur la route, je descends, dans l'obscurité qui s'épaissit. J'ai sur moi une lampe de poche mais je ne l'utiliserai pas, à moins que je n'entende un signe de vie animale digne d'investigation. La lampe de poche est un instrument utile dans certaines situations, mais je vois bien la route sans elle. Mieux en fait.

 

L'utilisation de la lampe de poche présente un autre inconvénient : comme beaucoup d'autres trucs mécaniques, elle tend à séparer l'homme du monde qui est autour de lui. Si je l'allume, mes yeux s'adaptent et je ne vois plus que la petite flaque de lumière qu'elle fait devant moi ; je suis isolé. Si je laisse ma lampe de poche là où elle doit être, c'est-à-dire dans ma poche, je continue à faire partie de ce qui m'entoure et que je traverse, et ma vision, quoi que limitée, n'a pas de frontière tranchée ou définie.

 

Cette curieuse limitation de la machine devient doublement apparente lorsque je regagne ma caravane. J'ai décidé d'écrire une lettre avant d'aller au lit et, plutôt que d'utiliser une bougie pour m'éclairer, je vais mettre en route la vieille dynamo. J'ouvre le commutateur, ajuste la bobine, engage la manivelle et tire dessus pour la faire tourner. La dynamo crachote, est prise de hoquet, s'allume, s'arme dans un hurlement, les soupapes explosent, les culbuteurs cognent, les pistons montent et descendent en sifflant dans leurs chemises huilées. Très bien : l'énergie s'active dans les fils, dans la caravanes les ampoules s'allument, deviennent incandescentes. Les ampoules sont si brillantes que je n'y vois plus rien et que je dois abriter mes yeux pour me diriger en trébuchant vers la porte ouverte de la caravane. Je n'entends plus rien non plus que le vacarme de la dynamo. Je suis retranché du monde naturel, enfermé, encapsulé dans une boîte de lumière artificielle et de bruit tyrannique.

 

Une fois que je suis dans la caravane, mes sens s'adaptent à la nouvelle situation et, assez vite, en écrivant ma lettre, je cesse de faire attention aux lumières et au gémissement du moteur. Mais je me suis complètement coupé du monde plus grand qui entoure la coquille fabriquée par l'homme. J'ai repoussé le désert et la nuit - je ne peux plus me joindre à eux ni observer, j'ai échangé un vaste monde sans entraves contre un monde petit et pauvre par comparaison. (...)

 

Ma lettre finie, je sors et ferme le commutateur sur la dynamo. Les ampoules pâlissent et disparaissent, le grincement furieux des pistons s'arrête, plaintif. Debout près du moteur inerte et impuissant, j'entends ses dernières vibrations mourir comme des rides sur un bassin quelque part au loin sur la mer tranquille du désert, quelque part au-delà de Delicate Arch, au-delà des bad lands de Yellow cat, au delà de la ligne d'ombre.

 

J'attends. De nouveau, maintenant, la nuit afflue, l'immense quiétude m'embrase et m'enveloppe ; je vois de nouveau les étoiles et le monde de la nuit étoilée. Je suis à vingt miles, au davantage, de mon semblable le plus proche mais, au lieu de la solitude, j'éprouve la beauté. La beauté et la jubilation tranquille.

Edward Abbey, Désert solitaire, Petite bibliothèques Payot / Voyageurs, n° 228, 1995.

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  • : Un blog de Nature Writing
  • : Aimant la nature, la randonnée la philosophie et les récits de voyages, je vous livre ici des extraits, parfois commentés, de livres que j'ai aimés, en rapport, et si possible à l'intersection, de ces différents sujets.
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