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28 novembre 2008 5 28 /11 /novembre /2008 19:52
Et voilà, pour la route, un dernier texte de Vassili Golovanov. Un peu long, je l'avoue, mais qui exprime tellement bien une sensation dont peu de randonneurs au long cours parlent dans leurs récits, sans doute parce que cela ne fait pas très glorieux : l'épuisement. Pour ma part, je ne pense pas avoir jamais dépassé le stade du "je n'en peux plus!" n°2. Mais j'en ai gardé un souvenir extrêmement précis et relativement peu agréable...
Pour les paresseux, vous pouvez passer directement au dernier paragraphe. il contient la leçon en raccourci de tout le passage.

     Cette journée recelait une autre réalité dont chacun avait à prendre seul la mesure : la fatigue. Les phases de fatigue correspondaient à trois niveaux du signal "je n'en peux plus!", transmis avec obstination par le corps à la cervelle depuis les premiers pas sur la côte jusqu'à la nuit, même si ces signaux de détresse se sont avérés inutiles parce qu'en dépit de cette panique sur les ondes, on est allé jusqu'au bout.
     Le "je n'en peux plus!" n°1, je l'ai senti près du phare. Je crois que si nous ne nous étions pas arrêtés pour déjeuner, je me serais honteusement affalé sur le sol en criant : "Je n'en peux plus!" Les symptômes de la fatigue étaient évidents : "crochets de fer" dans les épaules et le dos, "coeur entre les dents" au moment de traverser les marécages de la toundra, etc. Par la suite, lorsque notre progression deviendra plus régulière, nous nous assiérons toutes les heures, enlèverons nos sacs à dos et plaisanterons pour nous détendre.
     Le "je n'en peux plus!" n°2 est une phase bien plus longue : on commence à comprendre que le problème n'est pas de savoir si ces signaux d'alarme sont ou non émis sans raison, que la question n'est pas de les prendre au sérieux ou non : il faut simplement continuer à avancer. Si, à ce stade, on se perd en chemin, si, par exemple, on se laisse distancer et qu'on tente de rattraper les autres, le signal réapparaît. Après deux ou trois accès de "coeur entre les dents", cela devient sérieux. De nouveau, il faut du repos, on a besoin de s'allonger et c'est alors qu'on aimerait boire du thé.
     Le "je n'en peux plus!" n°3 est un état de fatigue qui croît lentement mais sûrement, après neuf ou dix heures de marche. Il survient lorsqu'on a brûlé toutes ses réserves de la matinée et de la journée, atteint la limite de ses forces, qu'on est passé par le "second" et le "troisième souffle" et que l'on puise dans les dernières réserves de son corps, s'il en reste. J'étais maigre et donc plus vulnérable. Très naturellement tout ce qui était superflu, tout ce qui ne facilitait (ou ne compliquait) pas ma route disparaissait de ma conscience... L'"aveuglement du sac à dos" dont j'ai parlé plus haut s'accroît et la surdité commence. Sous le poids du sac, le coeur bat non plus entre les dents, mais dans la tête. Vertige, surexcitation et absence de coordination des mouvements accompagnent les signes cliniques.
     Le plus drôle, c'est qu'il existe encore une phase après celle-là, que l'on ne peut même plus qualifier de "je n'en peux plus!" : en phase 4, l'homme devient un animal et agit sans réfléchir. C'est pourquoi le signal "je n'en peux plus!" ne peux alors être traduit par des mots; il cesse tout simplement d'arriver au cerveau. La peur - son relais - s'est tue. La peur n'existe plus. Le corps non plus. Il n'y a plus de conscience, à moins que l'on ne tienne pour telle la pensée que crever sur-le-champ serait le comble de la béatitude.

"Crever". Evidemment, ce petit mot m'est venu plusieurs fois à l'esprit. Mais quand après avoir dîné sur cette rive déserte nous avons remis nos sacs à dos et marché vers le couchant jaune au lieu de monter notre tente et de nous effondrer, j'ai enfin compris que crever n'était pas si simple que ça. L'homme est vivace, résistant, la sueur de son corps exténué brûle comme de l'acide, son coeur palpite hors de sa poitrine comme un oiseau, la salive devient froide dans sa bouche, mais il marche encore et ne crève pas, même s'il s'est dit cent fois : "Je n'en peux plus!" C'est alors que nous savons vraiment qui nous sommes. Nous, infatigables chevaux de l'humanité, nous qui tirons sur la plage le fil de nos pas, pareils à la charrue qui laboure la terre de printemps.
Vassili Golovanov, Eloge des voyages insensés, Verdier, 2008, p. 177-179.

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