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29 mai 2015 5 29 /05 /mai /2015 16:20

Dernier extrait du livre de J.A. Baker Le pèlerin.

 

Un des rares passages, à ma connaissance, où l'auteur laisse transparaître quelque chose d'un jugement moral sur le spectacle de la nature hivernale qui le fascine tant.

 

 

 

Des alouettes, des pipits farlouses, des bruants des roseaux et des pinsons perchaient sur les arbres en bordure du fleuve, chancelants et mourants. Un troglodyte avançait en rampant sur un clocher d'église en bois, se faufilant comme un grimpereau. Il disparut sous une planchette du clocher. Une poule d'eau plongea tout au fond de l'aubépine, les pattes tendues en avant, dans un nuage effervescent de neige poudreuse. Des entrelacs de chardon perçaient la surface étale de la neige. Trois chardonnerets y picoraient en remuant le cou, extrayant chaque graine à coups de bec. Ils voletaient et planaient au-dessus des têtes de chardon comme des gobe-mouches. Leurs cris ébrèchaient l'air glacial.

 

Les rayons obliques du soleil d'après-midi touchaient les mouettes volant au sud. Elles paraissaient presque transparentes, éthérées dans cette illumination rougeoyante et solennelle qui semblait creuser leur frêle ossature à la moelle aérienne.

 

Deux hérons morts gisaient côte-à-côte dans la neige comme une paire de béquille grises et désolées; cadavres dépenaillés, énucléés, tiraillés et déchiquetés par toutes sortes de crocs, de becs et de serres. Des traces de loutres menaient tout droit à une arête de brochet encore couverte de sang. Un brochet vivant avait attrapé une poule d'eau par un trou de la glace; elle se débattit, culbuta, puis coula à pic comme un bateau torpillé.

 

Debout près d'une grange de bois, je tenais dans le creux de ma main une chouette blanche, morte de froid et ratatinée. Je l'avais cueillie sur un chevron comme on prend un pot de fleurs sur une étagère. Elle était froide, sèche et cassante; morte depuis longtemps, elle sentait le renfermé. Quelque chose s'abattit sur le toit de la grange, glissa et tomba à mes pieds. C'était un ramier. Du sang coulait de son oeil comme une grosse larme rouge pour décrire sur sa figure un terrifiant cercle asymétrique. L'autre oeil regardait droit devant lui, poussant l'oiseau à touner en rond dans la neige. Il battait encore des ailes mais sa cervelle était déjà à moitié morte. Quand je le soulevai, il continua encore de tourner comme un petit train mécanique qui aurait déraillé sans raison. Je l'achevai, le jetai dans la neige et m'en allai. Le pèlerin jacassant et tournoyant fondit sur sa proie.

 

L'immensité blanche et défaillante se colora à l'heure du couchant. Le soleil était comme une pomme trop mûre, parcheminé, agonisant. Le crépuscule envahit les chemins creux glissants, surmontés de petits sapins alpestres sous leurs capuchons de neige. Des littornes et des grives tannées, puis d'autres oiseaux exténués, descendirent au fond de la vallée sombre, peut-être pour la dernière fois. Le chant d'un hibou, aboiement tremblé, jaillit du houx et des pins. La nuit. Un renard appela, me fit face, flamboyant dans la neige, sous le feu des torches, dans une broussailles de plumes de faisan sanglantes, tout en copeaux rouges et cuivrés.

 

Un jour sanglant; le soleil, la neige et le sang. Sang rouge. Des mots pour rien. Il n'y a pas de plus beau rouge que celui d'une goutte de sang dans la neige. Il est bien étrange que l'oeil puisse aimer ce que hait l'esprit et le corps.

pp. 173-175.

 

Des mots pour rien
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